Elle a soigneusement évité les grands débats doctrinaux pour se positionner dans le concret. Elle ne cherche pas la moindre rétribution dans l’idéologie.

Publié le par François Alex

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Le phénomène Ségolène

par Ivan Best et Daniel Fortin et Ivan Best

L’opinion la juche au sommet de la popularité, la classe dirigeante lui dénie toute crédibilité. Comment cette socialiste, plus intuitive que doctrinaire, a construit son image de présidentiable. 

Challenges.fr | 13.04.2006

«Quel est le protocole ? » C’était à la mi-mars, à la veille d’un déplacement en Haute-Savoie. Devant une collaboratrice, Ségolène Royal s’enquiert du déroulement de la journée. Protocole. Tout est dit. Présidente, elle l’est déjà. De la région Poitou-Charentes, bien sûr. Mais pas seulement. Voilà trois mois que, sondages après sondages, les Français lui font crédit de sa stature élyséenne. Voilà dix ans qu’elle-même y pense.
Au sujet de Ségolène Royal, comète médiatique zébrant le gris ciel socialiste, une question se pose et une autre ne se pose plus. Commençons par la seconde, triviale mais rituelle dans les salles de rédaction : qu’a-t-elle dans le ventre ? Désormais, on le sait. Une irrépressible envie d’y arriver. Et un incontestable savoir-faire pour se maintenir au sommet de la vague. Aujourd’hui, au sein du Parti socialiste, tout le monde en est convaincu : seule une candidature de Lionel Jospin peut encore lui barrer la route de l’investiture en novembre prochain.



« Pas d’arnaque sur le produit »
L’autre question, la vraie, est plus problématique : qu’a-t-elle dans la tête ? Où sont ses idées, son programme ? « On ne peut bâtir éternellement une popularité sur le silence », grince un cacique socialiste. « Elle est membre de la commission du projet du parti », rétorque une de ses proches conseillères. « A ce titre, lui demander son propre programme, c’est vouloir l’attirer dans un piège dans lequel elle ne tombera pas. » Quand on l’interroge sur son positionnement politique, entre blairisme et emmanuelisme, Ségolène Royal a cette réponse, bravache : « Il n’y aura pas d’arnaque sur le produit. Je ne chercherai pas à jouer les gauchistes pour avoir les voix du parti. Je fais le pari de l’intelligence collective. » Aujourd’hui, elle cherche à s’approprier le terrain délaissé par ses meilleurs ennemis, Dominique Strauss-Kahn et ou Laurent Fabius : celui d’une gauche moderne, « loin des injonctions programmatiques qui, à ses yeux, dévalorisent la classe politique », explique un de ses amis.

Pour l’heure, elle est surtout confrontée à l’immense scepticisme de la classe dirigeante. Et à la campa­gne sourde mais décapante lancée contre elle par ses rivaux du PS. Deux phénomènes qui s’auto-entretiennent et que l’on pourrait résumer en une phrase : « bonne sur la forme, nulle sur le fond ». Bien sûr, elle a été quatre fois ministre. Mais elle n’a jamais exercé le moindre portefeuille de souveraineté comme un Strauss-Kahn, un Fabius ou, à droite, un Sarkozy ou un Villepin. Certes, elle sait se faire élire. Députée dans les Deux-Sèvres depuis 1988, présidente de Poitou-Charentes lors de la vague rose régionale de 2004. « C’est nous, à l’époque, qui en avons fait une icône, regrette un baron du PS. C’est à nous de nous en mordre les doigts. »

Nouvelle gouvernance
On raille volontiers son nouveau royaume du Poitou, dont elle a fait un champ d’expérimentation pour une nouvelle gouvernance politique. Sa façon d’y jouer un revival rose de la France d’en bas que son prédéces­seur à la Région, Jean-Pierre Raffarin, avait lui-même théorisé. Le 27 février dernier, Ségolène fait brutalement irruption dans le débat sur le CPE en annonçant par un communiqué que sa région ne versera plus d’aides aux entreprises adoptant des contrats précaires. Dirigisme ? « Non, contrat », répond-elle. C’est la théorie du deal que Ségolène Royal souhaite appliquer au plan national. « La distribution de l’argent des contribuables doit se faire avec des règles. J’ai annoncé aux entreprises de ma région que je ne donnerai plus d’aides à celles qui utilisent massivement des emplois précaires. Ne serait-ce que pour ne pas être déloyal envers celles qui recourent aux CDI. C’est un donnant-donnant clair et stable. » Ce nouveau deal, elle veut l’appliquer à tout le champ de la réforme française : celui de l’accroissement de la productivité de l’Etat, auquel elle est favorable. Celui de la refonte du système éducatif, dont elle ferait, dit-elle, sa priorité de candidate. Celui de la décentralisation, auquel elle croit toujours dur comme fer. Celui des 35 heures, qu’elle est prête à assouplir. Le tout avec un impératif : ne pas dresser les Français les uns contre les autres, restaurer la cohésion sociale.
Belles promesses. Mais est-elle crédible ? Son propre camp doute. « Qui l’a jamais entendue prendre position sur des sujets d’envergure ? interroge un député socialiste. Je la côtoie à la commission du projet, et je n’ai quasiment jamais entendu le son de sa voix. Un signe : regardez les propositions de lois dont elle a été rapporteur à l’Assemblée nationale, les questions qu’elle y a posées ? » On a regardé. C’est vrai qu’elle y parle surtout de taxe d’équarrissage, de qualité de l’eau, de végétaux aquatiques ou de crédits à la formation des bénévoles. Dans l’encyclopédie en ligne Wikipedia, nouvelle bible de l’intelligentsia parisienne, est vantée son action en faveur de l’appellation d’origine du fromage de chèvre chabichou, du label des vaches parthenaises et maraîchines, et son pamphlet contre la violence à la télévision intitulé Le Ras-le-bol des bébés zappeurs.

Plan média original
En mars dernier, à Poitiers, Ségo-lène Royal évoque longuement devant des journalistes l’une de ses premières visites de présidente dans l’internat d’un lycée. « Les toilettes n’étaient pas isolées. Les chambres n’avaient pas de porte. Aucun responsable n’était allé voir cela. Et le signal d’alarme se déclenchait tout le temps. On a remédié à tout cela. » Oui, mais cela fait-il d’elle une présidentiable ?
Ses proches connaissent les pièces du procès. L’œil rivé sur les sondages, toujours au plus haut, ils n’en font pas une affaire. « C’est la revanche d’un microcosme qui n’a pas cru à son ascension », affirme une conseillère. En 2002, pourtant, Lionel Jospin évoquant ses éventuels successeurs devant Dominique Strauss-Kahn, avait prévenu : « Ne néglige pas Ségolène ». Depuis trois mois, la candidate à la candidature trace sa route sans se soucier du murmure parisien. Son plan média, original, la conduit du Financial Times, où elle évoque son attachement au blairisme, à Challenges, où elle expose pour la première fois sa vision économique (lire l’interview pages 44-46). De ces multiples interventions, il ressort une constante : son souhait de ne s’enfermer dans aucune chapelle. « Elle a soigneusement évité les grands débats doctrinaux pour se positionner dans le concret », explique Stéphane Rozès, directeur de l’institut de sondage CSA. « Elle ne cherche pas la moindre rétribution dans l’idéologie. Ce qui plaît chez elle, comme chez Nicolas Sarkozy, c’est sa façon de faire, non le contenu de ce qu’elle propose. Tous deux séduisent les Français en leur disant : vous valez mieux que ce que vous avez. »

Bien dans l’air du temps
Sa légitimité est avant tout popu­laire et correspond aux attentes du moment. « Les Français veulent quelque chose de neuf, un leader charismatique mais non aliénant, dit Robert Rochefort, directeur général du Crédoc. Ils veulent qu’on s’occupe du système scolaire, de la sécurité, du logement. Ségolène Royal est crédible, car la fonction présidentielle a changé de statut pour les Français. On est aux antipodes du président gaulliste pétri de la grandeur de la France. »
Son absence momentanée de programme ? Jacques Attali, l’homme qui la fit entrer à l’Elysée en 1981, ne s’en alarme pas. « Une élection présidentielle se joue sur une personne et non sur des mesures techniques. Elle doit d’abord incarner une vision. Ensuite, pour être crédible, il lui faudra un projet. » Une analyse partagée par Stéphane Rozès : « Pour l’instant, elle est dans la musique sérielle de Boulez. Elle pro­cède par sons vifs. Pour la présidentielle, il lui faudra trouver une ligne harmonique. » La partition est prévue pour début septembre dans un livre. Y seront consignées les premières analyses qu’elle délivrera d’ici là sur son site interactif Désirs d’avenir où elle recueille l’avis des Français. Loin du microcosme.

Les années Ségolène
1982-1988 : LA CONSEILLÈRE.

Le 8 mars 1983, Journée de la femme oblige, François Mitterrand reçoit Simone de Beauvoir. A ses côtés aussi, ses conseillers Ségolène Royal et Jacques Attali, et la ministre Yvette Roudy.

1989 : LA DÉPUTÉE.
Parachutée par François Mitterrand dans les Deux-Sèvres en 1988,la socialiste parcourt 3 000 kilomètres dans les douze cantons ruraux pour se faire connaître. Une réussite :le 13 juin 1988, elle distance son rival de l’UDF de 552 suffrages.

MINISTRE.
1992 : L’Environnement.
Le 8 avril 1992, Ségolène Royal pose avecses collègues du gouvernement de Pierre Bérégovoy.

1997 : L’Education.
De juin 1997 à mars 2000, la ministre déléguée à l’Enseignement scolaire de Lionel Jospin défend les Zones d’éducation prioritaires, comme ici, à Uckange,en janvier 1998.

2000 : La Famille et l’Enfance.
Ministre déléguée à la Famille et à l’Enfance, elle est déjà populaire, mais en retrait par rapport à Martine Aubry, figure phare du PS à l’époque.$

2004 : PRÉSIDENTE DE RÉGION.
En mars 2004, Ségolène Royal remporte la présidence de la région Poitou-Charentes. Une victoire d’autant plus marquante qu’elle symbolise le rejet du gouvernement Raffarin, lui-même ancien président de cette région.

2006 : FEMME SOCIALISTE.
Le 9 janvier 2006, au Chili, elle soutient la candidate socialiste à la présidence, Michelle Bachelet. Solidarité de parti ou plan média ?


Pas de think tank mais un quatuor d’experts
Ségolène, combien de divisions ? Qui sont les « experts » chargés de la conseiller ? « Son entourage, c’est avant tout une bande de jeunes gérant son site Internet », assurent les mauvaises langues concurrentes et, néanmoins, socialistes. Un jugement. lapidaire. La présidente de Poitou-Charentes est aussi entourée de personnalités expérimentées. Mais elles se comptent sur les doigts d’une main. On est loin des Fabius ou Strauss-Kahn, disposant chacun d’un think tank réunissant de nombreux économistes, sociologues…

A la tête de l’ébauche d’équipe de campagne de Ségolène Royal, on trouve Christophe Chantepy, qui dirigeait son cabinet lorsqu’elle était ministre déléguée chargée de l’Enseignement scolaire (1997-2000). Cet ingénieur – centralien –, passé par l’Ena, est un vieux routier des cabinets ministériels socialistes. Il a travaillé avec Michel Charasse, puis à Matignon avec Edith Cresson et Pierre Bérégovoy. A la tête du site Internet et de l’association Désirs d’avenir, il fait montre de ses talents d’organisateur.Ségolène Royal s’appuie aussi beaucoup sur Sophie Bouchet-Petersen , qui travaillait elle aussi pour François Mitterrand. Elles se sont alors liées d’amitié. Sophie Bouchet-Petersen était la conseillère « spéciale » de la ministre de la Famille, de 2000 à 2002. Elle est devenue l’une deses collaboratrices les plus proches à Poitiers. On y trouve aussi Jean-Luc Fulachier, un de ses anciens conseillers ministériels, passé par Bercy. C’estlui qui dirige, de fait, l’administration régionale.

Enfin, la possible candidate socialiste à la présidentielle fait très souvent appel à Nathalie Rastoin, directrice générale d’Ogilvy France. Amie de longue date, cette ancienne élève d’HEC la conseille à titre personnel et bénévole. Spécialiste des marques, elle la gère avec la même méthode. C’est elle qui veille sur son plan média, qui la pousse vers la presse internationale, qui l’incite à éviter le parcours médiatique traditionnel. Nathalie Rastoin a passé au scanner la popularité de la socialiste, à travers les sondages publiés depuis des années. Au-delà de ces proches, Ségolène Royal dispose des conseils amicaux de Jacques Attali , qui apprécie en elle la responsable politique « moderne » tout en restant socialiste : « Quand il y a un choix à faire, elle a toujours une lecture de gauche. » Pour lui, « elle fait partie de ceux qui, à gauche, peuvent l’emporter ». Mais il précise « qu’il n’est en aucune façon son conseiller ». Ségolène utilise aussi beaucoup les travaux de la sociologue Dominique Méda, spécialiste du « plafond de verre ».

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