En termes de valeurs, les choix de Ségolène Royal s'inscrivent dans une tendance de fond, à l'oeuvre depuis les années 80 :... (Libé, 08/09/2006)

Publié le par François Alex

Il serait erroné de réduire le «phénomène Royal» à une bulle médiatique.
 
Par François MIQUET-MARTY
QUOTIDIEN : Vendredi 8 septembre 2006 - 06:00
François Miquet-Marty directeur des études politiques à l'institut LH2.

Ségolène Royal existe-t-elle ? A lire une large partie des réactions de cette rentrée, le «phénomène Royal» se réduirait à une image, une «bulle médiatique» surgie du néant et destinée à s'y engloutir d'autant plus rapidement que son ascension fut fulgurante et, en un mot, artificielle. Une femme sans grande expérience ni idées aurait séduit en partie sur son apparence et, l'emballement médiatique faisant le reste, les Français n'auraient eu d'autre choix que de ratifier un engouement imposé. Mon objet, ici, n'est pas de prendre position pour ou contre Ségolène Royal ; je voudrais simplement souligner que le «phénomène Royal» est bien plus profond qu'on ne le dit, qu'il est certes réversible, mais moins en raison de son artificialité supposée qu'à la faveur de conceptions démocratiques nouvelles.
 
Le «phénomène Royal» est l'événement politique de l'année. Par sa nouveauté, son ampleur médiatique, l'intensité des réactions politiques qu'il a suscitées, et parce qu'il désigne une, et une seule personnalité de l'opposition à un an de l'élection présidentielle. Pour autant aujourd'hui, après des photos de vacances en Méditerranée, après le discours jugé décevant de Frangy-en-Bresse, et après le silence de Ségolène Royal face aux jeunes à La Rochelle, l'affaire semble entendue. Valérie Pécresse, porte-parole de l'UMP, a lancé la formule qui a fait florès : Ségolène Royal, c'est «l'image sans le son».
 
Ségolène Royal n'aurait-elle rien dit ? N'a-t-elle pas pris position pour l'encadrement militaire des jeunes délinquants, lors de son discours de Bondy ? N'a-t-elle pas tenu un discours critique sur les 35 heures ? Ne s'est-elle pas déclarée pour le mariage des couples homosexuels ? Ne s'est-elle pas prononcée en faveur de la «sécurisation des parcours professionnels» ? A-t-on, déjà, oublié les turbulences politiques provoquées par ces prises de position ?
 
Ainsi, sur le fond, il est inexact de réduire le succès de la présidentiable socialiste à un phénomène d'image. Ce succès repose notamment sur un double ancrage, en termes de valeurs et en termes sociologiques.
 
En termes de valeurs, les choix de Ségolène Royal s'inscrivent dans une tendance de fond, à l'oeuvre depuis les années 80 : des attentes croissantes en termes d'ordre dans la sphère publique, associées à des attentes croissantes en termes de liberté dans la sphère privée.
 
Ainsi, l'attachement affirmé à la sécurité des biens et des personnes, conjugué à la défense du mariage des couples homosexuels, se situent pleinement dans cette perspective. En termes sociologiques, les enquêtes d'opinion révèlent que Ségolène Royal fédère, mieux que tout autre leader socialiste, l'électorat modeste si convoité. Et ce résultat n'est pas fortuit : il est conforté par les prises de position de la présidentiable sur l'insécurité, enjeu auquel l'électorat modeste demeure particulièrement sensible (en 2002, Lionel Jospin avait été désavoué par une partie de cet électorat, notamment pour n'avoir pas apporté de réponses jugées crédibles sur cette priorité) ; et ce résultat est encore conforté par la critique des 35 heures (en 2002 encore, Lionel Jospin avait souffert des reproches d'une partie des salariés les moins favorisés, accusant les 35 heures de plafonner leur pouvoir d'achat).
 
Ainsi le «phénomène Royal» est moins superficiel qu'on ne le dit. Il n'en demeure pas moins fragile et réversible, notamment en raison du caractère très éphémère de nos perceptions collectives. La véritable particularité tient à l'audience recueillie aujourd'hui par cette rhétorique du désert d'idées de la possible candidate, et à la faiblesse des contestations que ce discours a suscitées, en dépit des prises de position fortes qui étaient les siennes avant l'été. Tout se passe aujourd'hui comme si Ségolène Royal n'avait effectivement rien dit au cours du premier semestre, et comme si les faiblesses du discours de Frangy en occultaient la mémoire. C'est une pathologie décisive, car elle signe, en réalité, l'impuissance de notre démocratie à féconder un débat politique durable entre des leaders pourtant surmédiatisés.
 
Pour rendre compte de cette démocratie de l'éphémère, il serait injuste de stigmatiser l'inconstance des politiques, l'inattention des journalistes ou l'indifférence de l'opinion. Les positions de Royal et de ses détracteurs à droite ont été émises, médiatisées, et entendues des Français.
 
La démocratie de l'éphémère se lit notamment à l'érosion des identifications partisanes durables, à la réversibilité croissante des parcours électoraux, aux cristallisations de plus en plus tardives des décisions de vote : au premier tour de la présidentielle de 2002, 29 % des électeurs déclaraient avoir fait leur choix au cours de la semaine précédant le scrutin (enquête LH2- Libération, 21 avril 2002). La démocratie de l'éphémère, c'est encore le contraste, désormais massif dans les études qualitatives, entre une surinformation des Français à propos du quotidien, et une sous-information concernant les années écoulées. Interrogez des proches sur ce qu'ils savent de tel ou tel leader politique : vous constaterez probablement la grande notoriété de ce qui se passe aujourd'hui, et l'extraordinaire oubli de ce qu'a pu dire ou être chacune de ces personnalités par le passé.
 
La démocratie de l'éphémère, c'est l'un des registres d'un idéal en pleine expansion : celui d'une démocratie directe, dans le cadre de laquelle les citoyens concernés par un enjeu prendraient des décisions les concernant, lesquelles s'imposeraient sans délai. Observez le discrédit croissant des partis politiques, la multiplication des consultations de citoyens, ou les expressions via l'Internet. Tout cela relève d'un idéal en plein essor, celui d'une démocratie efficace et immédiate, d'un appel au peuple de tous les instants, mais dont les corollaires se nomment réversibilité et oubli : nous sommes à l'exact antipode de la démocratie représentative, qui implique une délégation durable de souveraineté, et l'accomplissement d'un projet dans le temps.
 
Le «phénomène Royal» n'est donc pas réductible à une image, une «bulle médiatique». Il y a, au-delà de l'icône, une réalité, des discours, des valeurs et des idées, et c'est cet ensemble qui façonne l'évolution de l'opinion, son adhésion et ses rejets. Oui, l'image de présidentiable dont bénéficie Ségolène Royal est une réalité réversible. Mais ne nous y trompons pas : les phénomènes d'opinion ne sont pas autonomes et l'image repose, dans les ressorts de la société française, sur des tendances de fond.
 
Encore faut-il, pour Ségolène Royal comme pour chacun des autres présidentiables, que l'instantanéité démocratique ne ruine pas les succès d'hier. C'est un enjeu démocratique majeur, pour aujourd'hui comme pour les années qui viennent.
 
© Libération
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