Nicolas Baverez, économiste et historien

Publié le par François Alex

Doit-on sauver le modèle social français ?

Nicolas Baverez, économiste et historien

La France compte un million de RMIstes, 10 % de chômeurs, 25 % de jeunes sans emploi. Les jobs créés par ses entreprises sont de plus en plus précaires... Où est passé le modèle social français ? Celui dont on a longtemps dit qu'il était un des socles de l'identité française et dont Chirac vient de répéter, le 14 juillet, qu'il n'était « ni inefficace ni périmé ». Peut-on et doit-on le sauver ? En quoi est-il toujours exemplaire face aux succès de certains de nos voisins ? C'est ce débat crucial que Le Point aborde tout l'été avec l'aide de grandes signatures. Cette semaine, Nicolas Baverez ouvre le bal. Ezra Suleiman, Jacques Nikonoff, Jacques Marseille et d'autres, de tous horizons, lui donneront la réplique.

Le modèle social français ou comment le moderniser par Nicolas Baverez

Un modèle social repose sur un ensemble d'institutions, de principes et de pratiques qui formalisent et matérialisent des liens garantis par l'Etat. Ce modèle joue un rôle majeur dans la concurrence entre les nations évoluant dans une économie mondialisée. Aujourd'hui s'imposent trois constats.

1. Le modèle social français est en faillite, plombant l'avenir du pays et bloquant la modernisation de l'Europe.
Il a été entièrement façonné par les Trente Glorieuses. Le marché du travail est organisé autour de l'emploi salarié à vie, qui trouve sa traduction juridique dans un Code du travail fondé sur la transposition à l'entreprise du Code de la fonction publique (l'Etat emploie environ 35 % de la population active). La négociation sociale est centralisée au niveau national et non pas dans l'entreprise, avec pour support non le contrat, mais la loi conçue par l'Etat, compte tenu de la faiblesse de syndicats qui comptent moins de 5 % d'adhérents dans le secteur privé et sans cesse sous la menace des débordements extrémistes. La protection sociale, qui absorbe 30 % du PIB, couvre les risques identifiés en 1945 (vieillesse, maladie, famille, chômage, accidents du travail) à partir d'une base de type bismarckien, sur laquelle ont été greffés des dispositifs de solidarité universels tels que le revenu minimum d'insertion, la couverture maladie universelle, l'allocation pour l'autonomie des personnes âgées.
Très performant dans l'après-guerre, ce modèle qui n'a cessé d'être durci et conforté se révèle inadapté au monde ouvert, flexible, mobile et innovant du XXIe siècle. D'où une faillite multiforme.
- Faillite du système de sécurité sociale : le déficit atteint 12,5 milliards d'euros en 2004 et 13,5 milliards en 2005, auxquels il convient d'ajouter 14 milliards d'euros de déficit cumulé de l'Unedic à fin 2005. L'emballement des transferts sociaux est directement responsable de l'explosion de la dette publique (66 % du PIB).
- Faillite des services publics : le système éducatif, par exemple, absorbe 7 % du PIB pour abandonner aux marges de la société 15 % d'illettrés ; 161 000 jeunes n'ont pas de formation et 40 % des étudiants renoncent aux études supérieures sans aucun diplôme.
- Faillite économique : l'effondrement de la compétitivité française - dont témoigne le creusement du déficit commercial, qui atteint plus de 10 milliards d'euros depuis le début de 2005 - entraîne une baisse brutale de la croissance potentielle, autour de 1,5 %.
- Faillite sociale : le taux de chômage est supérieur à 10 % (23,5 % pour les jeunes) et l'exclusion s'aggrave (20 % de la population active hors du marché du travail). La mobilité sociale se fige et des inégalités entre les générations, les statuts et les niveaux sociaux (sept ans d'écart d'espérance de vie entre un cadre et un ouvrier) montent en flèche en même temps que la ghettoïsation et la discrimination des immigrés.
- Faillite civique : la poussée des extrémismes a balkanisé une nation où les citoyens ont cédé la place à une nébuleuse de communautés et de clients se disputant les dépouilles de l'Etat- providence et où l'atomisation des individus nourrit la dissolution de l'intérêt général.

2. Cette faillite découle d'un quart de siècle de politiques schizophrènes, malthusiennes et clientélistes.
La nouvelle donne du capitalisme mondial déstabilise tous les pays développés. La mondialisation et le développement à marche forcée de la Chine, de l'Inde et du Brésil, l'accélération des révolutions technologiques liées à l'information et aux sciences de la vie éliminent la rente que procurait aux pays les plus riches le monopole dans la maîtrise des mécanismes de marché et de la démocratie.
De manière plus ou moins rapide et conflictuelle, toutes les nations ont engagé des stratégies de modernisation. Révolution libérale aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, qui ont rétabli un régime de croissance intensive et le plein-emploi (chômage de 5,2 % et 4,6 %) : l'adaptation privilégie alors l'ouverture internationale, la flexibilité du marché du travail, l'optimisation fiscale et sociale, l'intensification de l'effort de recherche et de développement.
Réformes sociales-démocrates poursuivies par la Suède, le Danemark ou la Finlande, qui combinent compétitivité et solidarité, haut niveau de protection sociale et flexibilité à travers un positionnement privilégiant les activités à haute valeur ajoutée technologique, la mobilité du marché du travail, la baisse des dépenses publiques et la reconfiguration de la protection sociale autour de trajectoires personnalisées de retour à l'emploi.
Thérapie de choc visant un rattrapage à marche forcée par la reconversion accélérée de structures archaïques (l'Espagne postfranquiste) ou d'économies planifiées (les nouvelles démocraties de l'Est), grâce à la mobilisation massive des ressources en main-d'oeuvre et à l'attraction des investissements directs étrangers (895 implantations étrangères au cours de 2004 en Europe centrale et orientale).
Conversion du modèle corporatiste engagée en Allemagne par l'Agenda 2010, qui a rétabli la compétitivité de l'industrie (156 milliards d'euros d'excédent commercial en 2004) au prix d'un ajustement sévère de l'emploi grâce à la libéralisation intérieure, à la privatisation et aux gains de productivité dans le secteur public (baisse de 10 % du nombre des fonctionnaires).
Seule la France, confite dans la nostalgie des Trente Glorieuses, demeure tout entière mobilisée vers la préservation chimérique d'un modèle social caduc au lieu de se mettre en phase avec le monde du XXIe siècle. Sous couvert de sauvetage d'un système de rentes profondément inégalitaire et asocial, elle poursuit depuis un quart de siècle des politiques schizophrènes, malthusiennes et clientélistes.
Schizophrénie avec des objectifs antinomiques - ouverture des frontières et violente divergence du régime fiscal et social avec nos concurrents ; mondialisation des entreprises et protection du secteur public ; insertion dans le grand marché et retour du nationalisme économique ; basculement vers l'euro et refus de toute coordination effective des politiques budgétaires et industrielles.
Malthusianisme décliné au plan européen avec une politique monétaire déflationniste et au plan national avec l'euthanasie du travail (taux d'activité de 58 %, contre 68 % dans l'OCDE), de l'investissement productif, de la recherche et de l'innovation avec la constitutionnalisation du principe de précaution sans compter les talents, les cerveaux et les entrepreneurs massivement contraints à l'exil.
Clientélisme avec l'explosion de la dépense publique atteignant 55 % du PIB, dont 30 % affectés aux transferts sociaux et 15 % à la fonction publique (5,1 millions d'agents en 2004, contre 4 millions en 1990) pour seulement 0,5 % du PIB consacré à l'investissement public.

3. La réinvention d'un modèle français adapté à la société ouverte du XXIe siècle passe par une révolution économique et sociale, mais plus encore intellectuelle et morale.
La France dispose de tous les atouts pour renouer avec la croissance intensive et le plein-emploi dans une économie ouverte : une démographie qui résiste, une épargne abondante, des pôles d'excellence au meilleur niveau mondial dans le secteur privé comme dans le secteur public, des infrastructures de grande qualité, des entrepreneurs et des cerveaux. Mais, à l'image du Royaume-Uni des années 70, ces leviers du développement sont stérilisés par un modèle social hors d'âge.
La question du modèle social s'affirme donc centrale pour la compréhension de la crise française comme pour sa solution, qui ne passe ni par l'Europe ni par le retour providentiel de la croissance mondiale, mais bien par les principes suivants.
1/ C'est le libéralisme économique et non pas la préservation du modèle social qui constitue l'antidote efficace au chômage de masse et à l'exclusion, à la montée des inégalités et des discriminations, à l'éclatement de la nation et à l'extrémisme politique.
2/ Le progrès économique et social passe par la reconnaissance des deux moteurs du développement que sont le libre-échange de Ricardo et l'esprit d'entreprise de Schumpeter.
3/ La production précède et conditionne la redistribution, étant entendu que la création de richesses durables constitue la seule garantie pérenne de la solidarité.
4/ Toute forme de travail est préférable au chômage du triple point de vue du lien social, du dynamisme de l'économie et de la démocratie.

Au plan européen, il est nécessaire de soutenir la conjoncture par la baisse coordonnée des taux d'intérêt et de l'euro, d'une part en accélérant l'unification du grand marché, l'ouverture des services et la circulation des hommes, d'autre part en réorientant de façon déterminée le budget de l'Union vers les actions de soutien à la compétitivité (enseignement supérieur, recherche, innovation).

Au plan national doivent être débridés les quatre moteurs de la croissance et de l'emploi. Le travail, d'abord, avec la réforme d'une législation et d'une réglementation qui euthanasient l'emploi - 35 heures, emballement du smic qui a progressé de 30 % depuis 1999 et Code du travail en tête -, la réorientation de l'Etat-providence vers le retour à l'activité, la suppression des trappes à pauvreté. La production, ensuite, qui passe par le blocage de la course folle de la redistribution, les efforts de productivité dans le secteur public, la relance de l'investissement public et privé, gagé notamment par la baisse des dépenses de fonctionnement improductives au sein de l'Etat. L'innovation, grâce à la réforme de l'enseignement supérieur - dont le socle réside dans l'autonomie des universités -, de la recherche, le démantèlement des normes dissuasives pour le risque et le progrès - au premier rang desquels la constitutionnalisation du principe de précaution. Les talents et les cerveaux, enfin et surtout, en arrêtant leur exode et en favorisant le retour sur le territoire français de la diaspora des centaines de milliers de Français (300 000 à Londres, 400 000 aux Etats-Unis, 150 000 en Belgique et autant en Suisse) qui ont été contraints à l'exil par des dispositions absurdes dont l'ISF est emblématique.

 

© le point 20/07/05 - N°1714 - Page 62 - 1526 mots

Publié dans MODELE SOCIAL FRANCAIS

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