Mais tout ceci suppose un choix de société : veut-on prendre le chemin d'un système de type anglo-saxon ou celui d'un système de type scandinave ? / Dominique Meda

Publié le par François Alex

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Rebonds

Il faut réfléchir à un pacte social qui tire les leçons de la mobilisation anti-CPE.
Osons un New Deal à la française

Par Dominique MEDA et Thierry PECH
jeudi 20 avril 2006

Dominique Méda chercheur
au Centre d'études de l'emploi
et Thierry Pech secrétaire général de
la République des idées.


la bataille à laquelle le CPE a donné lieu souligne à nouveau que la société française est traversée par une forte demande de sécurité, qui ne pourra être pleinement satisfaite que si un véritable New Deal est proposé aux Français.

Il n'est pas inutile, pour en dégager les grandes lignes, de revenir aux questions soulevées par le CPE lui-même. La première erreur a été de penser que réformer le contrat de travail serait une stratégie efficace et suffisante pour créer de l'emploi, quand ce sont principalement la croissance, l'innovation, la découverte de nouveaux marchés et la consommation qui poussent les entreprises à embaucher, et non le droit du travail.

Cela ne signifie pas que tout effort de flexibilité soit vain ou inutile. La flexibilité est un fait avant d'être une question institutionnelle, juridique ou idéologique : elle résulte massivement des transformations en cours de l'économie. Il est clair que, si nous voulons sauvegarder nos positions dans l'actuelle compétition mondiale, nous devons permettre aux entreprises de s'adapter et d'avoir recours à différentes formes de flexibilité. On sait désormais que la disparition d'entreprises non rentables et la création de nouvelles unités constituent une partie importante des gains de productivité dont toute notre économie a besoin (notamment pour développer des emplois qualifiés et augmenter les salaires). Un supplément de flexibilité peut rendre l'activité économique plus facilement créatrice d'emplois en période de croissance, et permettre aux entreprises d'adapter leur volume de main-d'oeuvre en fonction des cycles de conjoncture, c'est-à-dire conformément à la réalité de leur activité. Mais ce surcroît de flexibilité exige le respect de deux conditions.

Tout d'abord, une condition d'équité : ne pas se concentrer sur des catégories de population déjà largement précarisées en augmentant un peu plus la segmentation du marché du travail, mais agir sur l'ensemble du salariat. Le gouvernement a fait tout le contraire et pris le risque de creuser un peu plus les inégalités de statut dans l'emploi, qui sont aussi des inégalités de rapport à l'avenir : elles séparent ceux à qui l'emploi durable permet de «voir loin» (contracter des emprunts, faire des projets, etc.) et ceux à qui l'emploi précaire ne confère qu'un faible «crédit social», que ce soit devant le bailleur, le banquier, ou la perspective de fonder une famille.

Une condition de contrepartie, ensuite, qui renvoie plus profondément à un choix de société : le supplément de flexibilité recherché n'est à nos yeux acceptable que s'il est précédé de réformes ambitieuses en matière de sécurisation des trajectoires professionnelles. Le turnover dans l'emploi, les restructurations en cours dans notre économie, la modularisation croissante de la production et la concurrence internationale nous imposent le deuil de ce qui fut l'idéal de la «société salariale» : des carrières continues, toute la vie dans une même entreprise, auxquelles sont attachées toute une série de protections face aux aléas de l'existence. Et ce n'est pas nécessairement une mauvaise nouvelle. Dès lors, ce qu'il convient de sécuriser, c'est l'ensemble de la vie professionnelle, notamment pour éviter ou amortir les phases de fragilité qui émaillent, rompent ou stoppent les carrières. C'est ce que réalisent très bien la plupart des pays nordiques. Mais tout ceci suppose un choix de société : veut-on prendre le chemin d'un système de type anglo-saxon ou celui d'un système de type scandinave ?

Si cette alternative n'est pas clairement posée et si elle ne donne pas lieu à un choix déterminé, il y a fort à parier que, par défaut, c'est l'orientation anglo-saxonne qui l'emportera, et, en heurtant profondément l'héritage de notre pays, confrontera la société française à de périlleux conflits dont les récentes mobilisations offrent un avant-goût. On laisserait ainsi se déliter dans le bruit et la fureur le vieux modèle social français sans lui substituer les nouvelles solidarités qu'appelle légitimement de ses voeux la grande majorité de nos compatriotes.

Si l'on préfère l'autre orientation, il faut alors proposer aux Français un nouveau pacte social qui tire toutes les leçons de ce qui vient de se produire. La première est qu'il faut sécuriser avant de flexibiliser, c'est-à-dire donner de nouveaux droits aux individus (droit à la formation, à la reconversion, à l'accompagnement individualisé, à une indemnisation décente de tous les chômeurs). Des droits objectifs qui soient appuyés sur une réforme profonde des institutions de manière à rendre effective leur mise en oeuvre (système de formation initiale, système de formation continue, service public de l'emploi). Il faut aussi investir massivement dans la recherche et l'éducation, non seulement pour favoriser l'innovation et la création d'emplois nouveaux, pour offrir aux entreprises une main-d'oeuvre adaptée aux changements de spécialisation, mais aussi pour armer les individus face aux restructurations et leur permettre de s'orienter rapidement vers des emplois différents et/ou plus qualifiés. Enfin, il faut s'efforcer de garantir plus tôt l'autonomie des jeunes et de faciliter leur entrée dans la vie adulte par des couplages allocation-formation, à des formules de prêts étudiants, et en multipliant les mixages entre études et expériences de travail.

Mais de telles réformes exigent que soient réunies plusieurs autres conditions. La première consiste dans la transformation de l'assurance chômage en une véritable assurance professionnelle qui, au-delà de la seule indemnisation, prendrait en charge toutes les missions de sécurisation des parcours individuels sur le marché du travail. Par souci de cohérence et d'efficacité, il serait utile d'unifier autour d'elle l'ensemble des agences qui interviennent actuellement dans la politique de l'emploi. Il serait également indispensable de réformer le modèle de financement de cette assurance professionnelle, lequel ne pourrait entièrement reposer sur les revenus du travail sous la forme de cotisations sociales et patronales, sauf à en renchérir déraisonnablement le coût. Il conviendrait donc de se mettre d'accord sur une fiscalisation au moins partielle de ce financement et d'en tirer toutes les conséquences en termes de politique économique et d'organisation institutionnelle (l'Etat entrerait pleinement dans le tour de table de l'organe de gestion).

La deuxième condition concerne encore une fois le caractère équitable d'une politique de flexibilité : on ne peut imaginer réduire substantiellement les inégalités de statut dans l'emploi sans réduire l'actuelle segmentation du marché du travail, c'est-à-dire sans tendre vers un contrat unique dont l'ensemble des modalités pratiques resterait à définir avec les partenaires sociaux. Cette nouvelle donne couperait court aux actuelles inégalités de statut dans l'emploi et aux antagonismes sociaux plus ou moins assumés entre salariés protégés et salariés précaires. Elle permettrait aussi d'unifier le débat politique sur l'emploi.

Dans le même ordre d'idée, une réflexion approfondie et renouvelée sur l'efficacité de la dépense publique apparaît nécessaire : à quelles priorités consacrer les maigres moyens budgétaires ? Comment investir dans les individus et les dispositifs permettant de prévenir la survenue des risques sociaux plutôt que dans la réparation (modes de garde des enfants garantissant de hauts taux d'emplois féminins, classes peu nombreuses et dispositifs permettant d'éviter les sorties précoces ou les décrochages tout au long de la scolarité, moyens consacrés au service public de l'emploi, à la recherche et à la formation) ? Quels sont les niveaux d'intervention locale les plus efficaces ? Quelle articulation entre le niveau central et le niveau local ? Quelle articulation entre dépense privée et dépense publique ?

La troisième condition découle des précédentes. Si l'on n'imagine pas qu'un tel ensemble de réformes puisse se passer d'une forte impulsion politique, on n'imagine pas non plus que la seule légitimité d'un gouvernement et de sa majorité parlementaire y suffise. Ce New Deal exige un cycle de négociations d'ensemble qui implique pleinement les partenaires sociaux et qui en programme le déroulement et la mise en oeuvre dans le cadre d'un donnant-donnant.

Dernier ouvrage de Dominique Méda : Faut-il brûler le modèle social français ? avec Alain Lefèbvre (le Seuil).

 http://www.liberation.fr/page.php?Article=376096

 

© Libération

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