Il y a la version light, anglo-saxonne, décentralisée et individualisée et la version plus collective et corporatiste du contrat social à la scandinave. (André Sapir, Libération, 21/05/2007)
Le «modèle scandinave» est-il transposable en france ?
Comment la France peut-elle s'inspirer des exemples étrangers pour réformer un modèle social mal en point ? Illustration avec le cas scandinave, décortiqué par André Sapir.
Vous mettez en avant la supériorité des modèles économiques anglo-saxon et scandinave, pourtant très différents ?
Oui, mais les deux modèles ont en commun de favoriser une grande flexibilité des marchés, y compris celui du travail. C'est la raison pour laquelle ils fonctionnent mieux dans le nouveau cadre de l'économie globalisée qui entraîne des changements rapides. Mais il existe une différence essentielle, à partir de laquelle on peut opter pour deux choix de société opposés. Le premier part de l'idée que c'est aux individus de gérer leur vie et que le rôle de l'Etat doit rester ou redevenir modeste, le second réaffirme l'importance de la puissance publique dans ses missions de redistribution, garante de solidarité et d'égalité. Ce n'est pas un hasard si le gouvernement de Tony Blair, tout en réinvestissant dans la dépense publique après la disette des années Thatcher, a toujours insisté sur la responsabilité individuelle. Il y a la version light, anglo-saxonne, décentralisée et individualisée et la version plus collective et corporatiste du contrat social à la scandinave.
La France doit-elle choisir une de ces deux voies ?
Le plus probable est que la France emprunte à ces deux modèles tout en les mixant avec des éléments propres. Car ils existent depuis longtemps, depuis les années 30 dans un pays comme la Suède, et on sait que les changements en la matière ne se décrètent pas ! Mais, comme les Anglo-Saxons, la France n'a pas une tradition de négociations centralisées entre syndicats et patronat et il n'est pas pensable qu'un seul syndicat comme Landsorganisationen, en Suède, qui regroupe 80 % des salariés, parle au nom de l'ensemble du monde du travail. En revanche, à la différence des Anglo-Saxons, l'Etat français est très interventionniste. Mais, là encore, sur un mode en partie différent de celui des pays scandinaves puisque la puissance publique préfère laisser les partenaires sociaux s'entendre entre eux. L'idée d'une sécurité sociale professionnelle, par exemple, à laquelle ont adhéré Ségolène Royal et Nicolas Sarkozy, n'a rien de «publique» au sens où l'on entend en France et s'est négociée directement entre syndicats et patronat.
Comment transférer certaines caractéristiques de ces modèles ?
C'est la difficulté de ces réformes qui dépendent autant de facteurs culturels qu'économiques et sociaux. Un modèle social résulte d'une évolution historique qui lui donne une cohérence, et il est difficile de transposer certains morceaux en faisant abstraction des autres. Clairement, la faible taille des pays scandinaves, leur grand degré d'ouverture aux échanges internationaux et leur relative homogénéité sociale font que leurs systèmes sont difficilement transférables à un vaste pays comme la France. Malgré tout, on peut s'inspirer de la logique d'ensemble qui est d'allier efficacité économique et équité sociale dans une sorte de donnant-donnant. La France dispose d'atouts extraordinaires mais elle vient de perdre plus de dix ans par immobilisme alors que les changements s'accéléraient tant en Europe qu'à travers le monde. Elle doit regagner confiance en elle en investissant plus pour le futur à travers l'éducation et la recherche et en réformant son modèle social pour donner plus d'opportunités au travail.
Que peuvent attendre les salariés en échange d'une flexicurité ?
La contrepartie naturelle, je la vois au niveau de l'effort d'éducation et de formation, là encore une grande réussite du modèle scandinave qui explique l'attitude d'ouverture du monde du travail face à la globalisation et aux changements économiques ainsi que le faible niveau de chômage dans ces pays. Quant à savoir s'il faut en confier les budgets aux syndicats dans une sorte de compensation politique, le seul critère me paraît être celui de l'efficacité. La culture des syndicats nordiques, qui se conçoivent essentiellement comme des fournisseurs de services, n'est pas la même que dans les pays latins. Les choses doivent changer. La formation professionnelle doit être vue comme un élément dans une stratégie d'ensemble visant à augmenter la capacité de travail. L'idée de donner une compensation à certains salariés pour la perte de leurs avantages acquis ne me paraît pas très justifiée. Les aides ne doivent pas être destinées à atténuer la perte de rentes de situation mais attribuées à ceux qui doivent faire face à des situations difficiles.
Que faut-il retenir de cette approche scandinave ?
Un état d'esprit ouvert face au changement qui va aller en s'accélérant au XXIe siècle. Les pays riches doivent renoncer à leurs vieilles hiérarchies et apprendre qu'ils ne sont plus les seuls à détenir la technologie et le savoir. Contrairement à ce que certains pensent, la Chine et l'Inde ne font pas que copier mais ils innovent aussi. Le système scandinave fonctionne parce qu'il se donne les moyens de s'ajuster en permanence. Preuve qu'il est possible de s'adapter à la globalisation par le haut, sans renoncer sur le fond à son modèle social.
QUOTIDIEN : lundi 21 mai 2007
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Professeur d'économie à l'université libre de Bruxelles, André Sapir est spécialiste de l'intégration européenne et de la globalisation. Membre du think tank européen Bruegel, cet ancien conseiller de Romano Prodi lorsque ce dernier présidait la Commission européenne est connu pour son analyse comparée des quatre modèles sociaux européens (nordique, anglo-saxon, continental franco-allemand et méditerranéen).